72.

Cinq heures venaient de sonner lorsqu’un colonel de l’armée du nom de Duriel Williamson pénétra à grands pas dans un bureau aveugle, au fin fond du Pentagone.

Carroll patientait déjà dans la pièce verte Spartiate et fonctionnelle.

Tout comme le capitaine Pete Hawkins, qui, depuis le bureau d’accueil des visiteurs, avait escorté le policier new-yorkais à travers un vertigineux labyrinthe de couloirs.

Le colonel Williamson arborait l’uniforme complet des forces spéciales américaines – y compris le béret rouge sang, enfoncé de côté sur le crâne de façon désinvolte. Le colonel Williamson portail les cheveux ras, une brosse poivre et sel qui lui donnait un air sévère tout à fait approprié. Il s’exprimait également de manière compassée, mais non sans de nombreuses intonations ironiques.

Tout chez lui disait : « Ne jouez pas au con avec moi. Veuillez me faire connaître sans tarder l’objet de votre visite, monsieur. »

Le capitaine Hawkins fit poliment, quoique de façon strictement militaire, les présentations. C’était clairement un bureaucrate de carrière, un survivant.

— M. Carroll, de la DIA, en mission spéciale sur ordre du Président… Le colonel Duriel Williamson, des forces spéciales. Le colonel Williamson est stationné à Fort Bragg, en Caroline du Nord. Le colonel Williamson était le supérieur direct de David Hudson pendant les deux étapes de sa formation au sein des forces spéciales. Colonel, M. Carroll est ici pour vous poser quelques questions.

L’officier tendit la main à Arch Carroll. Il le gratifia d’un sourire amical, faisant de la sorte s’envoler en grande partie la tension initiale et la solennité de la rencontre.

— Je suis ravi de faire votre connaissance, monsieur Carroll. Je m’assois, si vous le permettez.

— Je vous en prie, colonel, répondit Carroll.

Les deux hommes s’assirent, imité par le capitaine Hawkins qui, ainsi que le voulait le protocole, resterait dans la pièce durant tout leur entretien.

— Que souhaitez-vous donc savoir au sujet de David ? Carroll, qui examinait la courte liste de questions qu’il avait préparées, leva la tête en écarquillant les yeux.

— Vous vous appeliez respectivement par vos prénoms ? demanda-t-il au colonel Williamson.

— En effet. Je connaissais assez bien David Hudson. Pour être aussi précis que possible, je devrais ajouter que j’ai passé pas mal de temps avec lui. Pas exclusivement dans le cadre de l’école des forces spéciales. Après la guerre, également. Nous nous sommes croisés par hasard à plusieurs reprises. Lors de réunions d’anciens combattants, principalement. Il était encore dans l’armée, à l’époque. Nous avons bu quelques bières ensemble à deux ou trois occasions.

— Parlez-moi de cela, colonel Williamson. Comment était Hudson ? Comment était-ce de boire une bière en sa compagnie ?

Carroll se retenait de pousser les feux. Il en mourait d’envie mais, bien qu’ayant toujours l’esprit obscurci par sa longue matinée au quartier général du FBI, il ne savait que trop qu’il ne devait en aucun cas brusquer un officier supérieur des forces spéciales !

— Dans un premier temps, David était plutôt coincé. Même s’il faisait des efforts terribles pour ne pas l’être. Ensuite, ça a été mieux. Il était très calé sur des tonnes de sujets. C’était un homme réfléchi et d’une intelligence exceptionnelle.

— La carrière militaire du colonel Hudson semble s’être dégradée à son retour du Vietnam. Pour quelle raison, selon vous ?

Duriel Williamson haussa les épaules. La question parut le rendre légèrement perplexe.

— C’est une chose qui m’a toujours tracassé. Tout ce que je peux dire, c’est que David Hudson était un homme qui ne mâchait pas ses mots.

— Pourriez-vous préciser votre pensée, colonel ? insista Carroll, prudemment.

— En fait, il était tout à fait capable de se faire des ennemis puissants au sein de l’armée… D’autre part, il était extrêmement déçu. Amer serait sans doute le mot juste.

Amer, se répéta Carroll. Quelle était l’ampleur exacte de son amertume ? Il étudia le colonel Williamson en silence.

— La manière dont nos hommes ont été traités après le Vietnam avait rendu David Hudson très aigri, reprit celui-ci. Je crois que cela l’a déçu plus que la majorité d’entre nous. Il considérait que c’étai une honte nationale. Il l’a tout d’abord reproché au président Nixon. Il lui a d’ailleurs écrit plusieurs lettres, ainsi qu’au chef d’état-major.

— Rien que des lettres ? Il s’est borné à écrire des lettres pour s’insurger contre le sort réservé aux anciens combattants ?

Je cherche quelqu’un que son amertume pousserait à faire bien plus qu’écrire de simples courriers, songea Carroll. N’importe qui est foutu de s’asseoir à un bureau et d’écrire une lettre…

— À vrai dire, non. Il a participé à certaines des manifestation les plus… animées…

— Colonel, n’hésitez surtout pas à développer vos réponses. Tous les détails me seront utiles. J’ai tout mon temps pour vous écouter.

— Eh bien, il souhaitait attirer l’attention sur la longue liste de promesses faites à nos vétérans et non tenues par Washington. Sur toutes les trahisons. Il aimait employer l’expression « les G. I. jetables » quand il en parlait… Permettez-moi de vous dire, monsieur Carroll, que ce genre d’activité tapageuse est propre à entraîner un exil immédiat dans un trou perdu. Et que cela a en outre indéniablement valu à David d’être fiché au Pentagone. Hudson était très impliqué auprès des anciens combattants radicaux.

— Que pouvez-vous me dire de sa formation à l’école des forces spéciales de Fort Bragg ? s’enquit alors Carroll.

Pendant près d’une heure, le colonel Williamson s’appliqua avec soin à se remémorer cette époque lointaine. Il décrivit David Hudson comme un jeune officier brillant, doté d’une énergie apparemment sans limites et animé d’une ferveur typique de l’Amérique profonde : un soldat modèle. Carroll entendit dans la bouche de Duriel Williamson nombre des épithètes élogieuses qu’il avait lues dans le dossier de Hudson.

— Mais le souvenir le plus marquant que je garde de lui encore aujourd’hui, confia le colonel, c’est son séjour à Fort Bragg. Nous avions pour ordre de le pousser, de l’éperonner. Jusqu’à la limite de ses forces physiques et émotionnelles. À Bragg, nous l’avons boosté au maximum de ses capacités.

— Davantage que les autres officiers qui suivaient la formation.

— Oh ! Absolument. Nous l’avons sans conteste poussé beau coup plus loin. Nous ne l’avons pas du tout ménagé. Son expérience de prisonnier de guerre a été utilisée pour attiser sa haine de l’ennemi. On a programmé Hudson pour la vengeance, pour la haine.

— Qui vous en avait donné l’ordre, colonel ? Qui a exigé que vous poussiez ainsi le capitaine Hudson ? Quelqu’un qui l’avait de toute évidence repéré et lui portait une attention bien particulière ?

Le colonel Williamson ne répondit pas d’emblée. Ses yeux noirs ne quittaient pas ceux de Carroll, mais ce dernier remarqua un changement perceptible dans l’expression sévère de l’officier, qu’il ne parvint pas à interpréter sur-le-champ.

— Probablement. Cependant, aujourd’hui, après tant d’années… je ne suis pas certain de pouvoir vous dire précisément qui… Je me rappelle que nous étions d’une intransigeance inouïe avec David. Et qu’en règle générale il se montrait à la hauteur de nos exigences. Il ne manquait assurément pas de caractère.

— Mais la formation que vous lui dispensiez était atypique ? Elle différait quelque peu de celle des autres élèves officiers ?

— En effet. La formation de David Hudson à Fort Bragg était plus rigoureuse que le programme normal, bien que la barre fût déjà très haute.

— Donnez m’en un aperçu, colonel. Emmenez-moi au camp d’instruction. En quoi consistait la formation en elle-même ?

— D’accord. Quoique je pense qu’on ne peut se l’imaginer que si on l’a vécue… Levé à deux heures et demie du matin. Sévices physiques. Cauchemars provoqués par des substances hypnotiques. Interrogatoires menés par des professionnels. Malmené ainsi jusqu’à vingt heures. Puis de nouveau levé à deux heures et demie, et ça repartait pour un tour. On les pressait jusqu’à l’épuisement. Chaque journée plus impitoyable que la précédente. Tant sur le plan physique qu’émotionnel… Les hommes sélectionnés pour aller à Fort Bragg étaient tous considérés comme étant du plus haut niveau. Hudson était non seulement issu de West Point, mais il avait également une expérience considérable du combat sur le terrain. Il avait été un chef de section émérite au Vietnam… Et, euh… le capitaine Hudson avait aussi été un « nettoyeur », là-bas. Il était très solide. Il avait une excellente réputation.

En entendant le mot « nettoyeur », Carroll eut le sentiment de faire un pas supplémentaire dans l’interminable dédale du mystère Green Band. Il se remémora l’apparence irréprochable de Hudson sur les photos de lui qu’il avait vues : le visage irradiant de détermination, la brosse impeccable, la franchise du regard.

— Qu’est-ce que cela signifie exactement, colonel ? Qu’est-ce que ça veut dire, « avoir une bonne réputation » en tant que « nettoyeur » ?

— Cela signifie qu’il ne tuait pas par plaisir – ce qui était le cas de certains des meilleurs… Ces gars-là posent du reste un sérieux problème, car on ne sait que faire d’eux une fois qu’ils quittent l’armée. Quoi qu’il en soit, si les généraux avaient décidé de descendre Hô Chi Minh, on aurait vraisemblablement envisagé de confier cette mission capitale et très délicate à Hudson.

— On a l’impression qu’il vous inspire une certaine admiration…

Williamson sourit et un petit gloussement étouffé agita les médailles qui lui couvraient la poitrine.

— Ce n’est pas le terme que j’emploierais. En revanche, il est vrai que j’éprouve un indéniable respect pour lui.

— Pourquoi, colonel ?

— C’est l’un des meilleurs soldats que j’aie jamais formés. Il avait une grande endurance physique et toutes les connaissances techniques. Il avait de la force et une intelligence remarquable. Il avait aussi autre chose : de la dignité.

— Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-il arrivé à Hudson, après la guerre ? Pour quelle raison a-t il fini par quitter l’armée en 1976 ?

Le colonel Williamson frotta son menton rasé de près.

— Comme je vous l’ai dit, le vrai problème, c’était son comportement. Il pouvait porter des jugements excessivement catégoriques… D’autre part, il croyait avoir les réponses à certaines questions militaires controversées. Il se peut que quelques officiers de carrière n’aient pas apprécié l’opinion qu’il avait d’eux et de leurs actions. Et puis, il y a eu l’amputation de son bras. David Hudson était très, très ambitieux. Et vous connaissez beaucoup de généraux manchots, vous ?

Carroll garda le silence. En dépit de l’esprit de collaboration apparent du colonel Williamson, le policier ne pouvait s’empêcher de penser que l’officier lui taisait quelque chose. Pour avoir fréquemment eu affaire aux gens du Pentagone, Carroll savait que c’était typique des militaires. Tout devait être un grand secret, partagé exclusivement au sein de la communauté sacrée des frères de sang de l’armée, partagé exclusivement avec les autres guerriers.

— Colonel Williamson, je vous pose les questions suivantes avec l’autorisation du commandant en chef. Ce qui implique que j’ai besoin de réponses exhaustives.

— C’est ce que j’ai fait, jusqu’à présent.

— Colonel Williamson, étiez-vous informé de l’objectif officiel de la formation de David Hudson dans les forces spéciales à Fort Bragg ? Pourquoi était-il à l’école militaire JFK ? Si ces renseignements faisaient partie des instructions que vous aviez reçues ou si vous en avez eu connaissance par un autre biais, j’ai besoin de le savoir, colonel.

Le colonel Duriel Williamson regarda longuement Carroll dans les yeux.

Lorsqu’il s’exprima, sa voix était plus douce mais semblait être descendue d’une octave.

— Rien n’a jamais été écrit, dans nos instructions… Je vous l’ai dit, je ne me rappelle pas qui nous donnait les ordres quotidiens. En revanche, je sais pour quelle raison Hudson était censé être là…

— Continuez, colonel. Je vous en prie.

— On nous en a avisés lors du premier briefing sur David Hudson. Verbalement. Entre parenthèses, ce briefing ressemblait à un programme à la con de la CIA. C’est en tout cas l’impression qu’on en a eu jusqu’à ce que nous rencontrions Hudson… Vous voyez… On nous a expliqué qu’il avait été sélectionné pour devenir notre équivalent du superterroriste des pays en voie de développement. David Hudson avait été choisi et était formé pour devenir la version américaine du terroriste Carlos.

L’estomac de Carroll se retourna subitement. Il se pencha en avant dans son fauteuil.

— C’est pour cette raison qu’il suivait cette formation à Fort Bragg ? Qu’il avait droit à une instruction plus poussée que les autres élèves officiers ?

— C’est ce que nous avons contribué à lui apprendre à être… Et, monsieur Carroll, le capitaine Hudson y excellait. Je suis certain que c’est toujours le cas. Il savait mettre sur pied une attaque terroriste, planifier un assassinat si nécessaire, il était aussi bon que Carlos. L’armée a formé Hudson pour qu’il soit le meilleur… et à mon sens il l’était. C’est peut-être pour ça qu’elle n’a pas réussi à le récupérer en temps de paix.

Carroll se taisait – pour la simple raison qu’il était incapable de parler. Il avait le plus grand mal à accepter l’idée que l’armée eût secrètement façonné son propre Carlos et que celui-ci se fût peut-être retourné contre son pays.

— À votre avis, colonel, Hudson pourrait-il avoir été impliqué dans l’affaire Green Band ? Pourrait-il, d’un point de vue technique, avoir monté et dirigé une opération telle que celle-ci ?

— Ça ne fait pas l’ombre d’un doute, monsieur Carroll. Il a toutes les compétences requises pour cela. (Williamson marqua une pause, soupira.) Je tiens à préciser autre chose, à son sujet. À l’époque où je le connaissais – et je crois que je le connaissais assez bien –, il aimait infiniment son pays. Il adorait les États-Unis. Ne vous y trompez pas, David Hudson est un patriote.

Vendredi Noir
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